Candide - Voltaire
Candide et Martin approchent des côtes de France et raisonnent.
"Avez-vous jamais été en France, monsieur Martin?" dit Candide. - Oui, dit Martin, j'ai parcouru plusieurs provinces. Il y en a où la moitié des habitants est folle, quelques-unes où l'on est trop rusé, d'autres où l'on est communément assez doux et assez bête, d'autres où l'on fait le bel esprit; et, dans toutes, la principale occupation est l'amour, la seconde de médire, et la troisième de dire des sottises. - Mais, monsieur Martin, avez-vous vu Paris?" - Oui, j'ai vu Paris; il tient de toutes ces espèces-là; c'est un chaos, c'est une presse dans laquelle tout le monde cherche le plaisir, et où presque personne ne le trouve, du moins à ce qu'il m'a paru. J'y ai séjourné peu; j'y fus volé, en arrivant, de tout ce que j'avais, par des filous, à la foire Saint-Germain; on me prit moi-même pour un voleur, et je fus huit jours en prison; après quoi je me fis correcteur d'imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille convulsionnaire. On dit qu'il y a des gens fort polis dans cette ville-là; je le veux croire.
- Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient toujours mutuellement massacrés comme ils le font aujourd'hui? Qu'ils aient toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâche, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites et sots?
- Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers aient toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé?
- Oui, sans doute, dit Candide.
- Eh bien, dit Martin, si les éperviers ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous que les hommes aient changé le leur?